Amine, Liban, 1982

D’Amine, le petit frère de mon père, je ne sais pas grand-chose non plus de ses années de guerre. Milicien chrétien, il m’avait déjà montré quelques photos de lui entouré d’Élie Hobeika et de Bachir Gemayel. Il m’avait aussi « présenté » à ses armes qu’il rangeait dans l’armoire de sa chambre. À l’âge de cinquante ans, il vivait encore chez sa mère, dans la maison où il avait grandi.

Je garde précieusement mes photos avec, entre les mains, sa mitraillette et son pistolet dont les noms des modèles m’échappent. Je n’étais plus si jeune, j’avais dix-sept ans. Je posais pour lui. Il me demandait de les tenir contre mon torse ou de les pointer vers lui. Il était heureux de ce moment qu’on passait ensemble, je me souviens de sa joie après chaque photo qu’il prenait. Je me demandais si ces armes avaient « tué du Palestinien », comme on le disait à l’époque. C’est en tout cas avec ce pistolet qu’il s’est tiré une balle dans la tête des années plus tard.

Amine s’est suicidé quand je vivais au Liban. Habib, le frère de ma mère, mon père et moi avons traversé ce drame ensemble.

Je n’oublierai jamais les babioles maronites qui ornaient cette salle de bains où nous avons retrouvé Amine au sol.

Je n’oublierai jamais l’odeur du bâton d’encens qu’il avait allumé avant d’appuyer sur la gâchette.

Je n’oublierai jamais les traces de cervelle et de sang sur les murs.

Je n’oublierai jamais les sanglots de mon père.

Je n’oublierai jamais.

La vie ne m’a jamais semblé aussi merdique.

Quand je pleurais et me demandais pourquoi mon oncle s’était donné la mort (il n’avait laissé aucune lettre, aucun mot mais il avait pris soin de vider les comptes bancaires de sa famille avant de mourir), Habib me répondait « Parce qu’il était bête » et j’aime beaucoup cette analyse même si à l’avenir j’aimerais en savoir plus, écrire un livre sur lui. Raconter comment mon père que j’accompagnais partout était ridiculisé par les fonctionnaires et les maires de petites villes. Il cherchait à régler les dettes que son frère avait laissées et finaliser les papiers du décès, mais gentil comme il est, on le traînait d’un bureau à l’autre, de bâtiment en bâtiment sans rien y comprendre. Des hommes qui avaient l’air de petits affranchis, de mafieux de pacotille à qui on avait donné un peu de pouvoir, l’écoutaient à peine, fumant des cigarillos, avec les clés de leur Mercedes posées devant eux, dans des immenses bureaux à la décoration ringarde. Je voyais mon père se décomposer intérieurement, je n’en revenais pas que son pays le traite ainsi alors qu’il venait de lui arriver un tel malheur. De temps en temps, il relevait la tête, il essayait de jouer les mêmes cartes qu’eux, d’utiliser les passe-droits, les « Tu te souviens ? Nous étions dans la même école » mais à chaque fois ça ratait. Lui qui, en France, maîtrisait ça mieux que tout le monde, au Liban, il n’y parvenait pas. C’était trop pour lui, trop grossier, trop brutal, trop primitif. J’ai compris pourquoi mon père n’avait rien à faire dans ce pays et moi non plus.

Quelques portraits d’Amine se trouvent dans les albums de famille. Il avait un immense nez crochu, des cheveux courts et il portait souvent une barbe taillée de près, ou longue d’une trentaine de jours. On se ressemble beaucoup. Son jeu favori était de m’emmener dans des restaurants à la montagne et de jeter les assiettes, les verres et les couverts dans le ravin.

L’une des images que je préfère de lui est celle où, après mon premier voyage à Beyrouth, à la fin de l’été 1991, je pleure sur ses épaules. Il nous avait accompagnés à l’aéroport mon père, ma mère, Yala et moi, et au moment de partir j’ai pleuré. Je ne voulais pas retourner en France, je voulais rester là-bas, au Liban, parmi les miens.

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Dans un documentaire sur les miliciens qui avaient participé aux massacres de Sabra et Chatila, un des participants m’a rappelé Amine dans sa façon de parler, de se tenir, de se vêtir. L’homme apparaissait visage masqué dans une chambre où seule une chaise figurait. Il évoquait son stage militaire en Israël : « Nous avons voyagé en Israël dans un bateau en plein milieu de la guerre. Nous avons atterri à Haïfa. Avec d’autres miliciens, on venait passer deux mois en Israël pour s’entraîner. Un de nos stages a eu lieu à Eilat. Le stage Survive. C’était le coin des nudistes. On l’ignorait. Depuis un mois et demi, on était dans une caserne. On n’avait pas vu de femmes, de filles sauf les soldates mais elles étaient en tenue militaire ordinaire. On est montés dans un bus. Elles étaient en short, poitrines avenantes. Elles se marraient, la mitraillette en bandoulière. Pendant tout le trajet, on les draguait. On a fait vingt-quatre heures de route jusqu’à Eilat. Arrivés là-bas, ils nous ont installés dans une caserne militaire. Toute la nuit, on a fantasmé sur elles, ces femmes officiers en short, la poitrine à moitié à l’air. Le matin, la femme générale aux trois étoiles est venue nous réveiller. Elle était à poil, en tenue d’Ève, la mitraillette en bandoulière. “Réveillez-vous, tous au sport.” On n’a rien compris, elle était nue et elle nous demandait d’aller faire du sport. Elle nous a dit de nous déshabiller entièrement. À poil. Sans slip, sans culotte. Nous, jeunes Libanais, qui n’avions pas vu de filles depuis longtemps, nous avions honte. Comment faire ? On bandait tous ! Finalement, tous à poil, on a couru environ deux kilomètres sur la plage et on s’est assis. Les gens se baignaient nus. On nous a dit : “Interdit de parler en arabe, interdit de s’adresser à quiconque.” » Quelques minutes après, il racontait comment un milicien chrétien a violé une Palestinienne durant les massacres de Sabra et Chatila puis, après avoir joui, l’a fusillée. Il répétait les gestes. Il a poursuivi par ses propres exploits et comment lui a égorgé plusieurs hommes avec un couteau. « Il fallait tous les tuer. Il fallait se venger de la mort de notre chef Bachir Gemayel. Le mot d’ordre était : “Les grands, les petits, les nouveau-nés, pas de pitié.” »